Comment nos récits pensent à notre place
I. On ne pense pas Ă partir des faits, mais Ă partir de soi
La plupart du temps, on ne pense pas : on rejoue son parcours.
Nos idées ne naissent pas dans un laboratoire mental, mais dans une histoire affective.
Je connais quelquâun qui a tout traversĂ© : un drame, un manque, une quĂȘte.
Il a cherchĂ© refuge dans la religion : lâau-delĂ lui offrait la promesse quâon ne perd jamais tout.
Puis il sâest tournĂ© vers le complotisme : enfin un sens cachĂ© Ă lâinjustice du monde.
Et un jour, il est passĂ© Ă la zĂ©tĂ©tique : « je ne crois plus quâĂ ce qui est validĂ©, certifiĂ©, publiĂ© ».
Ă chaque Ă©tape, il avait lâimpression dâavoir trouvĂ© la vĂ©ritĂ©.
Mais il nâa fait que changer de temple.
On parle souvent de « changer dâavis », alors quâen rĂ©alitĂ©, on change de refuge.
Ce nâest pas un reproche : câest humain.
La pensĂ©e sert dâabord Ă nous protĂ©ger du chaos.
« Nos idées ne naissent pas dans un laboratoire mental, mais dans une histoire affective. »
II. LâhumanitĂ© a besoin dâhistoires pour tenir debout
Individuellement ou collectivement, on fait la mĂȘme chose.
AprÚs chaque crise, il faut un récit : une explication, un ennemi, un espoir.
Les peuples, comme les individus, ne vivent pas de faits : ils vivent dâhistoires cohĂ©rentes.
Aujourdâhui, le rĂ©cit dominant, câest lâOfficiel.
LâOfficiel, câest cette voix qui dit : « voici ce quâil faut croire, ce quâil faut craindre, ce quâil faut faire ».
Ce nâest pas forcĂ©ment faux ; câest juste confortable.
Il permet de continuer Ă fonctionner ensemble, mĂȘme quand plus rien nâa de sens.
Mais ce confort a un prix : il nous dispense de penser.
« Les peuples, comme les individus, ne vivent pas de faits : ils vivent dâhistoires cohĂ©rentes. »
III. Lâinvention du consentement
Cette mĂ©canique nâest pas nouvelle.
Au XXá” siĂšcle, un homme lâa thĂ©orisĂ©e : Edward Bernays, petit-neveu de Freud, pĂšre des relations publiques.
Il a compris que les sociétés modernes se gouvernent non pas par la censure, mais par la suggestion.
En 1929, il fit défiler des femmes élégantes dans les rues de New York, cigarette à la main.
Les journaux titrĂšrent : Torches of Freedom â flambeaux de la libertĂ©.
En une matinĂ©e, fumer devint un symbole dâĂ©mancipation fĂ©minine.
CâĂ©tait une opĂ©ration pour une marque de tabac.
MĂȘme procĂ©dĂ© pour la guerre : en 1917, Bernays participa Ă la propagande amĂ©ricaine sous le slogan Make the world safe for democracy.
La formule est restée.
« On ne vend plus des produits ni des guerres : on vend des émotions cadrées. »
Depuis un siĂšcle, on ne vend plus des produits ni des guerres :
on vend des émotions cadrées.
Et plus le monde devient complexe, plus le rĂ©cit doit ĂȘtre simple.
IV. Le cercle de lâOfficiel
Le cercle de lâOfficiel nâa pas besoin de maĂźtre.
Il tourne tout seul.
Les gouvernements signent avec les laboratoires ;
les laboratoires financent des études et des médias ;
les experts passent à la télévision ;
les journalistes reprennent leurs phrases ;
les plateformes filtrent ce qui dépasse ;
et le public, rassuré par la répétition, y voit une preuve.
« Ce nâest pas un complot : câest une Ă©cologie du pouvoir. »
Ce nâest pas un complot : câest une Ă©cologie du pouvoir.
Chaque acteur suit sa logique : gagner du temps, de la visibilité, ou simplement ne pas se faire virer.
Le rĂ©sultat, câest une machine dâautovalidation.
Pendant le Covid, on lâa vue tourner Ă plein rĂ©gime.
On nous a dâabord expliquĂ© que le pangolin Ă©tait coupable,
alors mĂȘme que la ville de Wuhan comptait plusieurs laboratoires P3 et P4 travaillant sur les coronavirus.
LâhypothĂšse du labo Ă©tait taboue ; elle ne lâest plus aujourdâhui.
Mais pendant deux ans, poser la question suffisait Ă ĂȘtre cataloguĂ©.
Les masques étaient « inutiles », puis « indispensables ».
Les plateformes ont supprimé des publications sur ordre informel des autorités sanitaires ;
Mark Zuckerberg lui-mĂȘme lâa reconnu plus tard.
Et pendant ce temps, des cabinets de conseil comme McKinsey pilotaient des politiques publiques, payĂ©s par lâĂtat quâils conseillaient.
Le serpent se mordait la queue, poliment.
V. La science, nouvelle Ăglise
La science nâa pas besoin dâĂȘtre adorĂ©e pour ĂȘtre vraie.
Mais elle lâest devenue.
La zĂ©tĂ©tique, au dĂ©part, Ă©tait une mĂ©thode dâhygiĂšne intellectuelle :
douter, tester, mesurer.
Aujourdâhui, une partie de ce courant fonctionne comme un service aprĂšs-vente de lâOfficiel.
« On ne vérifie plus pour comprendre, on vérifie pour confirmer. »
On ne vérifie plus pour comprendre, on vérifie pour confirmer.
Des sites de « fact-checking » sont financés par des fonds publics,
des associations comme Conspiracy Watch reçoivent de lâargent du ministĂšre de lâIntĂ©rieur (fonds Marianne).
Le scepticisme devient institutionnel.
Le doute, oui. Mais Ă condition quâil reste dans le cadre.
Câest ainsi quâune mĂ©thode se transforme en croyance.
La religion du âpreuve ou rienâ remplace la religion du âDieu lâa ditâ.
MĂȘme structure, autre vocabulaire.
VI. Le poids de la culture hiérarchique
Pourquoi ce besoin dâobĂ©ir ?
Lâanthropologue Emmanuel Todd lâa observĂ© : nos sociĂ©tĂ©s hĂ©ritent de leurs familles.
En France, la famille traditionnelle est hiérarchique : le pÚre décide, les enfants obéissent.
Ce schĂ©ma sâest transfĂ©rĂ© Ă lâĂtat : un grand pĂšre collectif quâon critique, mais quâon aime.
Dans un tel contexte, désobéir semble suspect.
On confond respect et soumission, autorité et vérité.
Câest aussi pour ça que les Français, tout en rĂąlant, finissent souvent par suivre.
« On confond respect et soumission, autorité et vérité. »
VII. Le retournement : la fierté du doute
Mais aprÚs des années de récits changeants, de mensonges avoués, de scandales étouffés,
le balancier a bougé.
Beaucoup se disent aujourdâhui : âon nous a trop pris pour des idiotsâ.
Le mot âcomplotisteâ nâest plus une insulte, câest presque une mĂ©daille.
On a vu émerger des médias alternatifs, des chaßnes indépendantes,
et une posture nouvelle : celle du sceptique triomphant.
âSi ĂȘtre complotiste, câest juste poser des questions, alors je le suis.â
Mais souvent, ce doute devient un nouveau dogme.
« On ne croit plus Ă lâOfficiel, on croit Ă son inverse. »
On ne croit plus Ă lâOfficiel, on croit Ă son inverse.
La mĂ©canique reste la mĂȘme : besoin dâappartenance, besoin de certitude.
VIII. LâĂ©puisement du rĂ©el
LâOfficiel simplifie pour tenir, lâanti-Officiel sâindigne pour exister,
et au milieu, la rĂ©alitĂ© sâefface.
Les journalistes courent aprĂšs la vitesse,
les chercheurs aprĂšs les financements,
les citoyens aprĂšs des repĂšres stables.
Le systÚme ne manipule pas toujours : il est juste épuisé de complexité.
Et quand le réel devient illisible,
les rĂ©cits â tous les rĂ©cits â reprennent le pouvoir.
« Et quand le rĂ©el devient illisible, les rĂ©cits â tous les rĂ©cits â reprennent le pouvoir. »
IX. Sortir du cercle
Le vrai enjeu, ce nâest pas de choisir la âbonneâ version du monde.
Câest dâapprendre Ă voir comment on pense.
Reconnaßtre que nos opinions sont façonnées par nos manques, nos appartenances, nos blessures.
Que nos certitudes sont des abris émotionnels.
Et que le doute, sans humilité, devient une autre prison.
RĂ©flĂ©chir, câest se voir penser.
Savoir quâon est biaisĂ©, câest le dĂ©but de la libertĂ© â pas encore la fin.
Penser, câest accepter de ne plus appartenir entiĂšrement Ă aucun camp.
Câest vivre sans mode dâemploi.
Câest ne pas fuir la complexitĂ© sous prĂ©texte de cohĂ©rence.
Changer dâĂ©glise, ça ne sert Ă rien si on garde le rĂ©flexe de croire.
Le but nâest pas de dĂ©truire les rĂ©cits, mais de les voir pour ce quâils sont :
des outils de survie.
Et parfois, la luciditĂ©, câest juste ça :
ne plus confondre la vérité avec la chaleur du groupe.
« Et parfois, la luciditĂ©, câest juste ça : ne plus confondre la vĂ©ritĂ© avec la chaleur du groupe. »